Pour le journaliste d’investigation Alain Lallemand, les Panama Papers ont produit un effet de cliquet. Suite à ces enquêtes, le journalisme ne pourra pas revenir en arrière.

Le journaliste d’investigation Alain Lallemand a pris part au projet des Panama Papers pour le compte du quotidien belge Le Soir. Il fut membre actif de l’ICIJ et co-fondateur du réseau européen d’investigation European Investigative Collaborations.

Il a également participé aux enquêtes des « Offshore Leaks », « LuxLeaks », « Swiss Leaks, « Panama Papers », « Football Leaks » et des « Paradise Papers ».

Alain Lallemand, pourquoi l’ICIJ et les journalistes partenaires ont-ils recouru au multimédia pour la publication de leurs enquêtes ?
Des enquêtes comme les Panama Papers, sont des histoires compliquées, dans lesquelles il faut faire entrer le lecteur. Aussi, nous nous sommes rendus compte qu’il était fondamental d’ajouter à toute l’investigation des sortes de chausse-pied.

En effet, le lecteur s’accroche d’abord à un mot clé, à une sorte de branding de l’opération : « Offshore Leaks », « Lux Leaks », « Panama Papers », etc.

Mais ces mots ne veulent rien dire pour lui, tant qu’il n’est pas passé par une explication audiovisuelle, un explainer – ou bien par un article qui nécessitera 10.000 caractères – avant de bien comprendre le contexte, les tenants et les aboutissants du sujet.

C’est cet explainer qui va établir la distinction entre les différentes enquêtes. Et illustrer pourquoi les Panama Papers se distinguent par exemple des « Offshore Leaks ».

Pour les Panama Papers, ces réalisations multimédia ont donc permis aux lecteurs de rentrer plus aisément dans le sujet. Et de savoir en quelques minutes de quoi nous parlions. Nous avons reçu des retours qualitatifs, et des commentaires positifs sur l’explainer.

Nous avons ainsi compris que cette approche multimédia était importante. N’oubliez pas que le prix Pulitzer, qui fut décerné aux Panama Papers récompensait ce travail de journalisme explicatif.

Aussi, depuis les Panama Papers, on ne pense même plus mener un projet d’une telle ampleur, sans réaliser des animations et des montages audiovisuels de quelques minutes, qui permettent aux lecteurs de rentrer plus facilement dans le sujet.

Des enquêtes comme les Panama Papers, sont des histoires compliquées, dans lesquelles il faut faire entrer le lecteur

Quel a été lapport des Panama Papers, en termes de travail collaboratif ?
L’ICIJ ne pourra jamais faire mieux. Et ce pour des raisons quantitatives : avec les Panama Papers, on a en effet atteint une taille maximum de journalistes. Et cela a vraiment changé la donne.

D’où la nécessité de développer des projets qui nous soient propres, en nous inspirant de ce que l’ICIJ nous a appris. Désormais au Soir, ce sont 4 à 5 personnes qui travaillent tous les jours sur des enquêtes.

Gerard Ryle, Marina Walker (ICIJ), Nicholas Nehamas (Miami Herald), Frederik Obermaier et Bastian Obermayer (Süddeutsche Zeitung), ainsi que Kevin Hall (McClatchy) recevant le Prix Pulitzer 2017 du président de la Columbia University, Lee C. Bollinger (photo : Pulitzer Prize Board).

Quont apporté les Panama Papers, en termes de travail sur la donnée numérique ?
À partir du moment où l’ICIJ vous apprend et vulgarise tous les aspects de l’encryptage, et de la protection des données et des réseaux, il y a une série d’opérations et de processus que vous pouvez alors appliquer plus facilement en interne.

Et ce, qu’il s’agisse de l’encryptage de la communication ; ou bien des pares-feux que vous établissez sur les ordinateurs utilisés pour l’enquête ; ou encore, que ce soit les connexions vidéo sécurisées…

Avec les Panama Papers, on s’est rendu compte de l’importance de reprendre notre propre autonomie, afin de pouvoir assurer nous-mêmes la gestion de nos fuites.

Le Consortium avait cette volonté de disséminer la technologie et l’usage des procédures

Si vous voulez rester un journal autonome et indépendant, vous devez acquérir une technologie d’indexation pour pouvoir traiter ces données numériques.

C’est donc à ce moment-là, que nous avons développé notre propre capacité de gestion d’une fuite complète, au sein de notre rédaction.

Qu’il s’agisse de l’indexation, du décryptage, du tri des fichiers (emails, courriers, conversations Whatsapp’…). Ou bien de l’organisation de notre propre plateforme de recherches. Et ceci avec l’expert chargé de gérer nos serveurs au Soir.

Ce processus d’autonomie était dans l’esprit de l’ICIJ. Le Consortium avait cette volonté de disséminer la technologie et l’usage des procédures. Ses spécialistes data nous ont notamment appris à faire des PGP et à indexer des données.

Le PGP est un logiciel gratuit de cryptographie renforcée. Il est utilisé pour les communications courriel notamment.

Ceci nous a permis en 2016, avec les « Football Leaks » – qui contenaient 18,6 millions de documents confidentiels – de travailler de façon autonome. Là, nous avons effectué nous-mêmes l’indexation des 4 millions de mails.

Grâce à l’exemple des Panama Papers, nous avons gagné notre autonomie, en traitant 1,5 téraoctet de données sans casser nos ordinateurs. Nous sommes ainsi parvenus, en un temps raisonnable à les indexer, à faire nos recherches puis à publier nos propres découvertes de façon autonome.

Autre fait nouveau avec le projet des Panama Papers : la visualisation des données, grâce notamment à Linkurious. Avec cet outil, on n’est plus confronté à des documents pdf ou Word. Mais on a désormais devant nous une visualisation en étoile des structures offshore.

Au Soir, nous avons donc également adopté Linkurious, afin de poursuivre nos investigations côté belge. Sans ce type de visualisation, ce que les données veulent dire vous échappent. Là aussi, l’ICIJ nous a montré le chemin.

Par ailleurs, avec la mise en place de ces technologies en interne, nous avons gagné un savoir-faire que notre concurrence sur le marché belge ne saura plus rattraper.

Avec les Panama Papers, on a atteint une taille maximum de journalistes.

En termes de gestion de projet, comment lICIJ a-t-il travaillé ?
L’ICIJ sous-traitait la direction des différents sous-projets et en assurait la coordination. A un certain moment, il en reprenait la main pour en assurer hiérarchisation de ces sous-projets.

Cela ne sert à rien d’avoir 15 équipes, avec à chaque fois un chef d’enquête et des participants. Cela est également inutile de mettre en place des projets par domaines de compétences et d’organiser des enquêtes sur différents thèmes.

Une fois à maturité, ces projets et enquêtes doivent ensuite être coordonnés, en termes de calendrier de publication notamment, ceci afin d’éviter une publication fouillie.

C’est comme cela que les enquêtes ont pu être publiées, au même moment, dans le monde entier avec des variations nationales, sans que personne ne se tire dans les pattes. Cela a été du centralisme démocratique.

Tout cet aspect de coordination et de systématisation du travail entériné par l’ICIJ est né avec les « Lux Leaks ».

En 2014, l’ICIJ a mis à jour le scandale financier des Luxembourg Leaks, suite aux révélations d’Antoine Deltour, un ancien employé de l’auditeur PwC.

La vulgarisation du savoir contextuel et du cadre des documents, la mise en place de groupes de compétences, l’organisation d’un planning avec une ligne du temps, le moment de confrontation des enquêtes…

Tout cela a pour moi commencé avec les rescrits luxembourgeois. Mais ceci n’est en aucune mesure comparable, avec ce qui a pu être mis en place lors du projet des Panama Papers.

378 journalistes : nous avons atteint là un plafond de verre.

Quelles nouveautés les Panama Papers ont-ils apporté en termes de projet ?
Leur nouveauté a été la coordination du savoir sur les grands projets transnationaux. Avec un mouvement d’allers-retours, avec des téléconférences, avec une présentation des résultats et une valorisation des apports de chacun.

Ce qui me semble remarquable chez les Panama Papers a été le nombre de participants impliqués. Nous sommes arrivés à une dimension maximale. Ce qui fait par exemple que l’ICIJ a dû moduler sa sécurité, alors qu’auparavant on en faisait un absolu.

Nous avons là atteint un plafond de verre. 378 journalistes : c’est un nombre maximum qui semble indépassable en termes de sécurité informatique et de protection de l’anonymat de la source.

Mashable/France24 a publié un texte présenté comme laccord écrit, conclu entre lICIJ, la Süddeutsche Zeitung et les journalistes. Confirmez-vous cet accord et sa teneur ?
Il s’agit bien du texte complet. C’est devenu un accord standard pour d’autres plateformes d’investigation, ce qui fait partie du know-how diffusé par l’expérience ICIJ et a donc pu bénéficier à de nouvelles initiatives indépendantes de l’ICIJ.

Accord entre l’ICIJ, la Süddeutsche Zeitung et les participants au projet (source Mashable/France24)

Par contre, il est absolument faux d’affirmer, comme l’écrit l’auteure, que les Panama Papers seraient la première fuite sous accord de non-divulgation.

J’ai toujours signé ce genre d’accord depuis 2000, à une époque où ICIJ ne s’occupait pas de fuites mais de coordination d’enquêtes classiques.

Une clause précisait que les journalistes étaient tenus au partage des informations et analyses. Que signifie-t-elle ?
Cela signifie que les informations et les analyses doivent passer par une plateforme sécurisée, pour éviter que des solutions de communications locales, moins bien sécurisées, ne soient hackées et trahissent les travaux de tous.

C’est une clause qui vise à se prémunir de maillons faibles dans la chaine de sécurité.

Une autre clause spécifiait que le timing du projet serait décidé par l’ICIJ. Pour quelles raisons ?
Vous aurez remarqué que l’embargo vise deux moments : le début des interviews de confrontation et la publication proprement dite.

Fixer ce genre de dates (qui sont décidées en assemblée ouverte de tous les membres) est le seul moyen de s’assurer que personne ne tente de griller un autre média, et en outre qu’aucun papier ne divulgue trop tôt une information-clé utile à un papier ultérieur.

Une 3ème clause mentionne le chef de projet global. Comment faut-il le comprendre ?
Au Soir, en tant que seul membre ICIJ, je suis le chef de projet responsable devant ICIJ. C’est moi qui signe, mais j’y associe divers journalistes.

L’investigation ne doit pas se mesurer au nombre d’exemplaires vendus ou au nombre de clics.

Quont appris les rédactions des médias avec les Panama Papers ?
Avec les « Offshore Leaks », les patrons de presse ont compris ce qu’était l’ICIJ. Avec les Panama Papers, ceux-ci, mais aussi nos services marketing, sont désormais convaincus que l’investigation ne doit pas forcément se vendre pour être rentable.

L’investigation ne doit pas se mesurer au nombre d’exemplaires vendus ou au nombre de clics. Elle se mesure aussi à l’image que l’on retire de notre investissement dans l’investigation. C’est un point très important.

Au Soir par exemple, j’ai vu qu’après les Panama Papers, les responsables du service marketing ont insisté auprès de la direction du groupe, pour nous continuions à approfondir des projets d’investigation.

Le service commercial a compris que dans des moments de crise, le fait que nous ayons été parties prenantes dans des investigations comme les Panama Papers nous mettait dans une position extrêmement favorable en termes de ventes.

C’est absolument positif, car grâce aux Panama Papers, des journalistes ont pu être détachés à temps plein sur les enquêtes en réseau. Au Soir, j’ai pu ainsi obtenir que deux autres journalistes soient détachés à temps plein sur ces enquêtes.

Par ailleurs, nous avons commencé à avoir notre propre production média et vidéo, justement pour faire ces explainers et ces infographies interactives. Cela nous a aussi permis de dégager des budgets, pour intégrer et créer d’autres réseaux de journalistes d’investigation.

Cela a eu des effets positifs pour les journalistes et notre rédaction. De nouvelles fonctions ont en outre vu le jour au sein de la rédaction. En cela, l’ICIJ nous a là aussi montré la voie.

Selon vous, y-a-t-il un avant et un après Panama Papers ?
Les Panama Papers ont produit un effet de cliquet. De manière générale, avec les Panama Papers, le journalisme ne pourra pas revenir en arrière.

Parce qu’on a compris, que cela touchait l’investigation, mais pas que. Cela concernait aussi la gestion de projet, l’utilisation d’outils numériques pour le traitement de gros volumes de données numériques. Le tout, afin d’obtenir un journalisme un peu plus agressif, dans le domaine économique notamment…

Source : Les Panama Papers marquent-ils l’émergence de pratiques professionnelles et journalistiques nouvelles ?