Pour la journaliste d’investigation Delphine Reuter, les Panama Papers ont ouvert l’esprit aux journalistes sur les données structurées et leur ont permis d’aller beaucoup plus loin et rapidement dans leurs enquêtes.
Elle a rejoint l’ICIJ en 2014, et a pris part aux projets des « Lux Leaks » et des « Swiss Leaks ». Elle a par ailleurs collaboré à deux autres enquêtes du Consortium : l’un lié à l’aide au développement en Afrique et en Asie. L’autre sur la responsabilité des sociétés minières australiennes en Afrique.
Pour les Panama Papers, Delphine Reuter a travaillé sur l’application « Power Players » (« acteurs du pouvoir et influents »), publiée sur les sites de l’ICIJ et de médias partenaires.
Elle enseigne également à l’Institut des Hautes Études des Communications Sociales (IHECS, Bruxelles).
Delphine Reuter, quand et comment a commencé votre collaboration avec l‘ICIJ ?
Je ne suis pas une permanente au sein de l’ICIJ. Je travaille de manière contractuelle avec le Consortium. Selon les besoins, à des moments déterminés et sur des projets particuliers, il fait appel à moi.
Je fais donc partie de ses équipes, mais de manière ponctuelle.
Il me contacte, quand il a besoin d’un cerveau supplémentaire, comme quand on a besoin d’un serveur informatique supplémentaire.
Pour le projet des Panama Papers, vous avez travaillé sur l‘application « Power Players ». De quoi s‘agit-il ?
« Power Players » est une base de données dans laquelle figurent les Personnalités Politiquement Exposées (PEP). Ces personnes sont soumises à un contrôle plus strict de la part des banques et des entreprises du secteur financier.
Il peut s’agir de personnalités connues, qui jouent un rôle politique important. Ou bien d’individus moins connus, mais qui sont liés à des personnalités politiques de premier plan (proches, amis, membres de la famille…).
L’ICIJ me contacte quand il a besoin d’un cerveau supplémentaire, comme quand on a besoin d’un serveur informatique supplémentaire.
En quoi consistait cette application ?
Le but de cette application était d’expliquer qui sont ces personnes, et comment elles ont utilisé le monde offshore : soit parce qu’elles détiennent un pouvoir politique. Soit parce qu’elles ont des liens avec ces personnalités influentes.
L’application a été traduite en plusieurs langues, puis hébergée sur les sites de différents médias.
Quelle a été votre mission sur ce projet ?
À partir des données reçues par les journalistes de la Süddeutsche Zeitung, l’ICIJ a sélectionné de nombreuses PEP, parmi celles qu’il estimait les plus intéressantes.
Il a ensuite fait appel à moi et à plusieurs journalistes, pour explorer la base de données qu’il avait constituée.
Plus concrètement, il s’agissait pour nous d’explorer l’historique de la relation entre le cabinet Mossack Fonseca et ces PEP.
Puis de produire toute une série de textes courts sur ces personnes et sur la façon dont elles utilisaient le monde offshore. Ces informations étaient ensuite intégrées dans cette application.

Comme les sociétés offshore créées par le cabinet panaméen étaient déjà classées dans des dossiers, l’exploration des données s’en est trouvée facilitée. Il a fallu ensuite recouper les informations dans des bases de données juridiques et notariales, etc., ou au travers d’articles de presse plus récents.
Combien de temps a duré votre travail sur ce projet ?
Six mois à plein temps. L’ICIJ me communiquait une liste de PEP. Et à une certaine date, je devais remettre toute une série de textes.
J’ai travaillé sur une trentaine de personnes. Mes textes étaient ensuite revus par Martha H. Hamilton, qui avait été engagée par l’ICIJ pour la partie editing.
Avez-vous ensuite effectué d‘autres missions dans le cadre des Panama Papers ?
Une fois que les « Power Players » ont été mis en ligne, l’ICIJ m’a demandé de rester disponible, et de travailler quelques heures par-ci par-là. Mon rôle a alors été d’apporter un soutien aux journalistes basés un peu partout dans le monde.
L’idée était de les former aux outils numériques et de communication. Et ceci afin qu’ils puissent accéder aux données, dans des pays qui n’avaient pas encore été couverts par des enquêtes. Comme la Mongolie, par exemple.
Mon rôle ici n’était pas journalistique à proprement parler. Mais cela fait partie de la démarche de l’ICIJ, de former des confrères. Tel ce journaliste basé au Sri Lanka, qui ne s’en sort plus avec les règles de sécurité mises en place, par l’ICIJ.
Ou d’autres qui avaient du mal avec les différentes couches de sécurité qui ont été ajoutées pour les communications cryptées, et qui rendaient leur travail encore plus complexe.
L’équipe data a véritablement commencé à fonctionner de manière plus structurée avec les Panama Papers.
Le traitement de la donnée numérique semble avoir été un mode opératoire important durant le projet des Panama Papers. Qu‘en pensez-vous ?
On peut en effet voir l’ICIJ sous cet angle. En 2011, quand Mar Cabra, cette journaliste espagnole basée à Madrid, a rejoint le Consortium – elle aussi sur des projets précis – elle a mis en place une équipe data.
Puis avec l’arrivée de Gerard Ryle en 2013, et le projet des « Offshore Leaks », l’équipe a commencé à se structurer en unité data. Jusque-là il n’existait pas de véritable structuration.
C’est Mar Cabra, qui a vraiment géré tous ces aspects ; elle a recruté deux data journalistes-développeurs-codeurs pour travailler sur cette base de données.
Mais c’est au cours du projet des Panama Papers que l’équipe data, qui se mettait en place depuis 2013, a véritablement commencé à fonctionner de manière plus structurée. Et ce dans deux domaines : celui de la recherche dans les bases de données, et de la constitution des informations journalistiques.
L‘ICIJ prône une démarche très stricte de vérification et de validation de l‘information. Comment celle-ci s‘est-déroulée dans le projet des « Panama Papers » ?
Lors du projet en effet, une démarche de fact-checking a été menée par deux ou trois personnes. Cette phase de travail est un aspect important de la conception journalistique de l’ICIJ. Il ne faut pas oublier qu’il est basé à Washington.
Et que le fact-checking a toujours été un élément central du journalisme américain. Il y a des personnes qui sont dédiées à ces fonctions-là. L’idée derrière cette démarche a été que toutes ces informations étaient échangées et renforcées.
Quand la piste s’arrêtait dans un pays, on pouvait demander à un collègue de reprendre cette piste dans son propre pays, de vérifier dans les archives publiques, pour compléter ces faits, avec des informations plus précises.
L’ICIJ a joué un rôle organisationnel et fédérateur. Il avait une vision.
Ainsi, si un journaliste publie une information sur le forum mis en place par l’ICIJ, il doit être sûr à 100% de la véracité de l’information. Ou bien ce sont les journalistes ayant reçu cette information, qui la revérifient.
Mais il y a toujours cette patte de veille de la part de l’ICIJ, pour s’assurer de la véracité de l’information qui sera ensuite réutilisée dans d’autres contextes.
S’il s’agit d’une information locale, il faut que la personne en question soit contactée, afin d’obtenir son point de vue qui sera ensuite repris en citation par les journalistes.
Ce n’est pas que du fact-checking. C’est aussi donner la possibilité aux personnes concernées de s’exprimer, ce qui n’est pas toujours fait dans certains pays.
Comment l‘ICIJ a-t-il organisé et coordonné le projet des Panama Papers ?
Il a joué un rôle organisationnel et fédérateur. Il avait une vision. Il a instauré des délais en accord avec les médias les plus importants. Il a coordonné toutes les dates de parutions, à savoir qui publie quoi, et à quel moment. Pour que les scoops ne se télescopent pas.
Face aux gros volumes de données numériques, le projet a permis d’ouvrir l’esprit à pas mal de journalistes.
Cette opération a certainement été la plus compliquée à mener : il fallait en effet être sûr que chaque information, même la plus simple, soit vérifiée par tout le monde avant d’être publiée.
Quand il fallait trancher, c’est l’ICIJ qui tranchait. Il devait donc avoir une vue d’ensemble des informations les plus importantes. Il a également organisé des réunions pour former les confrères. Des formations ont été effectuées via Google talk.
Les journalistes de l’ICIJ ont aussi créé des tutoriels et se sont enregistrés, pour pouvoir former ces confrères.
Journalistiquement parlant, qu‘a apporté le projet des Panama Papers ?
Le projet a en quelque sorte forcé les médias à innover et à collaborer. Face aux gros volumes de données numériques, le projet a permis d’ouvrir l’esprit à pas mal de journalistes sur la manière dont les données sont structurées.
Cela leur a permis, grâce à des outils de visualisation, d’aller beaucoup plus loin et rapidement dans leurs enquêtes.
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